enjeux
1. Pour une écologie des sens et de la relation...
La crise écologique que nous connaissons est enchevêtrée, dans ses causes et dans ses effets, à une crise de la sensibilité : Homo Oeconomicus manque cruellement de sensibilité et d’ « égards ajustés » [Morizot, 2019] à son milieu, et envers les formes de vie dont pourtant sa propre existence dépend. Prenant un « tournant ontologique » décisif, suite aux travaux, de Philippe Descola, Bruno Latour ou Donna Haraway, entre autres, les sciences sociales et les sciences du vivant appellent à retisser des rapports sensibles avec les différents modes d’existence - qu’ils soient biologiques, physiques, psychiques, sociaux ou métaphysiques – qui font de la Terre un être vivant [Hypothèse Gaïa, Lovelock, 1979, Latour, 2015]. C’est ainsi que, sous des approches « cosmopolitiques » [Stengers, 2007], qui intègrent « l’ensemble des entités non-humaines qui participent aux actions humaines » [Latour, 2007, 69], philosophes, scientifiques et artistes sont appelés à promouvoir une nouvelle culture de la relation, et à en produire les récits 1.
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Parce qu’ils travaillent les arts de la présence et de la relation, les artistes de l’art vivant (danse, théâtre, performance…) sont particulièrement concernés par cette crise de la sensibilité, et s’emparent à bon droit des problématiques écologiques. Ainsi, les arts vivants connaissent aujourd’hui un tournant « éco-critique » [Sermon, 2021] qui peut contribuer à la promotion sociale d’une écologie des sens.
Néanmoins, il nous semble que la configuration spectaculaire de l’œuvre en représentation (aussi participative, immersive ou située soit-elle) ne tient pas toutes ses promesses écologiques, en matière d’expérience transformatrice. Loin d’opposer naïvement les propriétés de la représentation (mimésis) à celles de l‘expérience (praxis et poiesis), ce projet s’intéresse aux artistes qui choisissent de travailler la sensation et la relation sur le mode expérimental de la pratique partagée, et non plus seulement dans le cadre de l’œuvre.
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1.2 … dans les champs de l’art vivant…
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Dans les champs élargis de la danse et de la performance émergent en effet, depuis quelques décennies, des pratiques qui risquent des expériences résolument transformatrices sur la sensibilité et la coopération, en travaillant les modalités mêmes de la participation.
Ainsi, des artistes tels que Lisa Nelson (USA), João Fiadeiro (Portugal), Loïc Touzé (France), Yasmine Hugonnet (Suisse), Myriam Lefkowitz (Belgique), Julien Bruneau (Belgique), Alice Chauchat (Allemagne), et bien d’autres, élaborent des pratiques ludiques qui radicalisent le tournant social et écologique que prend aujourd’hui l’art vivant. Ces pratiques proposent en effet des expériences de l’art qui ne sont plus seulement prodiguées par l’artiste (et son génie individuel), mais contribuées par le collectif, suivant une ingénierie de la relation et des sens.
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Dans leur grande diversité, ces pratiques ont pour point commun de donner une valeur d’être et de partenaire à des fictions partagées, à des sensations plurielles et à des relations anonymes. En faisant droit à des agentivités non seulement trans-individuelles, mais aussi non humaines, ces pratiques favorisent des processus d’individuation collective [Simondon, 1958], et développent de nouvelles relations entre cosmologie et esthétique.
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Mais en la matière, le champ de l’art n’a pas le monopole de la créativité…
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1.3 … et de la clinique sociale.
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Dans le vaste champ des « cliniques sociales », autrement dit dans les sphères d’activité des collectifs qui prennent soin des rapports sociaux, l’écologie des sens et des pratiques est aussi une question majeure, quand il s’agit de changer les représentations et les normes, de transformer les affects et les relations. Ainsi, dans certains collectifs engagés sur les terrains de la santé, de la psychologie, de la pédagogie, des luttes intersectionnelles pour les droits des minorités, de la critique sociale et bien entendu de l’écologie politique, s’inventent des pratiques expérimentales et ludiques qui contribuent, elles aussi, à transformer les sensibilités et à pluraliser les agentivités.
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C’est pourquoi, au terme des enquêtes menées pendant deux ans dans le champ de l’art vivant, un second volet de ce projet de recherche propose d’en élargir le périmètre au champ social, et aux « techniques fabuleuses » qui s’y inventent, de façon à faire valoir les « gestes spéculatifs » que les champs de l’art et du social ont en partage. Le présent dossier ne concerne que la première phase du projet [2024-2025, Techniques fabuleuses dans les champs de l’art vivant]. La seconde phase [2026-2027 – Techniques fabuleuses dans les champs de la clinique sociale], fera l’objet d’une présentation ultérieure.
Atelier de Composition en temps réel, João Fidaeiro