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problématiques de la participation en art

problématiques de la participation en art

Les pratiques que nous étudions héritent du tournant interactionnel qu’a pris l’art occidental au cours du XXème siècle, sous la première impulsion de John Dewey et de sa pensée de l’art comme expérience [Dewey, 1934]. Après la seconde guerre mondiale, une myriade de pratiques artistiques et de théories esthétiques ont proposé de penser l’art en termes de relation, de situation et de transaction. Dans le sillage du dadaïsme et des gestes pionniers de Marcel Duchamp ou John Cage, le mouvement Fluxus prône l’identité de l’art et de la vie, et ouvre la voie à un élargissement radical de l’expérience artistique, sous les formes ouvertes du happening (A. Kaprow), de l’event (G. Brecht), de la situation (Internationale lettriste puis situationniste), ou de la sculpture sociale (J. Beuys)…. L’indistinction de l’oeuvre et de l’acte se manifeste encore dans l’éthique du soin cultivée par l’art féministe (M. L. Ukeles, L. Clarck..), dans les task-improvisations de A. Halprin, et plus globalement dans les performances de la post modern dance américaine des années 1960 et 70.

 

Ces nouvelles modalités pour l’expérience de l’art ont donné lieu à une vaste taxinomie chez les historiens et les critiques. Par exemple, Paul Ardenne a proposé la catégorie d’art contextuel pour désigner « la création en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation » [Ardenne, 2002]. Nicolas Bourriaud a avancé le concept d’esthétique relationnelle pour soutenir l’émergence, dans les années 1990, d’artistes qui déclaraient faire de l’art « un état de rencontre » [Bourriaud, 1998]. Plus récente, et plus pertinente à nos yeux, la catégorie d’art en commun proposée par Estelle Zhong Mengual décrit des rencontres bien réelles puisqu’elle distingue des projets de collaborations spécifiques entre artistes et volontaires, menées sur un long terme, et construisant des rapports de co-production ou d’interaction aux enjeux politiques avérés [Zhong Mengual, 2018.] Signalons aussi l’ouvrage Scènes en partage. L'être ensemble dans les arts performatifs, dirigé par Éliane Beaufils et Alix de Morant, qui analyse certaines problématiques actuelles de la participation, de l’immersion et de l’interaction dans les arts vivants [Beaufils et de Morant, 2018].

Mais les artistes qui intéressent notre étude ajoutent à la participation une radicalité nouvelle : en faisant de l’atelier, du workshop ou de la rencontre publique la situation même de l’art, et du jeu son expérience, ces artistes créent les conditions de rencontres réellement individuantes. Très important pour notre étude, le concept de rencontre individuante (où s’entend l’héritage philosophique de Gilbert Simondon 1, et de sa pensée de l’individuation) est proposé par Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual dans leur ouvrage Esthétique de la rencontre : « notre réflexion consiste à considérer le sujet pris dans la rencontre avec l’œuvre comme un processus d’individuation (le processus de fabrication de l’individu), et à interroger ses effets transfigurateurs sur lui. » [Morizot et Zhong Mengual, 2018, 85.] Cependant, les auteurs ne citent aucune démarche artistique provenant du champ des arts vivants. Notre étude présente donc l’intérêt de combler ce manque, s’agissant de pratiques qui proposent une esthétique de la rencontre effective et incarnée.

note 1

Autour de la table, Loic Touzé et Anne Kerzhero, Collectif Kom.post, Berlin, Tanz im August, 2011

pensée spéculative

pensée spéculative

Notre projet de recherche situe les problématiques de la participation aux croisements de l’esthétique, de l’anthropologie culturelle et de l’écologie politique. Pour cela, il puise certaines conceptualités au renouveau que connaît la pensée spéculative dans la philosophie et les sciences humaines. La notion de geste spéculatif, par laquelle nous définissons parfois les « techniques fabuleuses », est directement empruntée à cette pensée, puisqu’il s’agit du titre d’un ouvrage collectif dirigé par Isabelle Stengers et Didier Debaise, dans lequel les auteurs défendent la nécessité d'un nouvel « empirisme spéculatif » dans la pensée contemporaine [Debaise et Stengers, 2015]. Hérité des philosophies pragmatistes de Whitehead et de James, cet empirisme spéculatif propose de penser toute expérience à partir de sa situation, et au regard de l'importance qu'elle a pour ses agents, plutôt qu'au regard des catégories (morales, culturelles, scientifiques) qui la déterminent. Le geste spéculatif consiste aussi, suivant une proposition de James, à tenir les relations pour des faits constituants, et non pour des dimensions ajoutées à l'expérience [James, 1912]. La relation a donc autant d’existence que ses termes, puisque c’est elle qui les détermine. Cette postulation est fondamentale pour l’ensemble des « techniques fabuleuses ».

Le concept de Fabulation spéculative proposé par Donna Harraway [2012] procède du même empirisme, et rayonne actuellement sur nombre de travaux intellectuels qui informent notre recherche. Citons, entre autres, les travaux de Ann L.Tsing, Vinciane Despret ou Nastassja Martin, qui tentent des alliages entre démarches scientifiques, littéraires et spéculatives.  Dans la perspective d’une pluralisation des ontologies, l’ouvrage Le toucher du monde, Techniques du naturer de David Gé Bartoli et Sophie Gosselin fait une synthèse des élaborations spéculatives les plus marquantes de notre temps, afin d’en extraire une approche non anthropocentrée de la nature [Gé Bartoli et Gosselin, 2019]. Les travaux de la philosophe et danseuse canadienne Erin Manning, qui appuie ses recherches sur la rencontre avec les neurodiversités et ce qu’elle appelle « la perception autistique » sont essentiels à notre travail sur les agentivités transindividuelles. Lorsqu’elle écrit qu’« un corps est toujours plus qu'un : c’est un champ processuel de relations », elle donne à notre projet l’une de ses grandes questions directrices [Manning, 2013].

 

écologie des sens

écologie des sens

Pour appréhender l’écologie des sens que travaillent les techniques fabuleuses, on s’appuie sur plusieurs domaines d’étude. D’une part, le domaine clinique de la psychologie, dans ses perspectives interactionnelles [Bateson, 1972], écologiques [Gibson, 1979] et énactives [Varela, 1989], et suivant les intuitions fondatrices de la phénoménologie française [Merleau-Ponty, 1945 ; Dufrenne, 1953 ; Clam, 2012]. Liées à ces champs, les pratiques et les savoirs somatiques irriguent notre pensée. Outre les expertises de la plupart des membres de l’équipe sur les savoirs de la corporéité [Godfroy, 2015 ; Damian, 2014 ; Bigé, 2017 ; Bouvier, 2021], on s’appuie également sur les travaux menés par le groupe « Soma&po. Somatiques, esthétiques, politiques », issu du département danse de l’université Paris 8 [Ginot (dir.), 2012].

D’autre part, l’écologie des sens est aussi appréhendée depuis des perspectives anthropologiques et philosophiques qui interrogent la crise de la sensibilité comme cause et effet de la crise écologique. A cet égard, les travaux de David Abram [1996], Baptiste Morizot [2020] ou Erin Manning [2019] sont des apports très importants pour nos études, prolongeant la perspective des trois écologies (environnementale, sociale, mentale) avancée par Félix Guattari [1989]. Par ailleurs, l’ouvrage Ecosomatiques, penser l’écologie depuis le geste, dirigé par Marie Bardet, Joanne Clavel et Isabelle Ginot, apporte aussi de précieux savoirs situés [Bardet, Clavel, Ginot, 2018].

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Extensions, Yasmine Hugonnet, 2021. Photo Anne-Laure Lechat

Extensions, Yasmine Hugonnet. Photo Anne-Laure Lechat

jeu

Jeu

Pour penser le travail qu’élaborent les techniques fabuleuses sur la relation et l’agentivité, on sollicite diverses théories du jeu. Les approches psychologiques du jeu, comme celles de Donald Winnicott nous permettent d’en penser les phénomènes transitionnels et les enjeux d’élargissement de l’« espace potentiel » [Winnicott, 1975]. Depuis Homo Ludens, de Johan Huizinga [1938], de nombreuses approches anthropologiques décrivent le jeu dans ses rapports de proximité et de différences avec le rite et le sacré. Dans Les Jeux et les Hommes [1957], Roger Caillois élabore une vaste théorie du jeu, considéré comme une pratique libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive. Plus récemment, l’anthropologue Roberte Hamayon a renouvelé l’approche du jeu en considérant les modalités empiriques du « jouer », et les processus que cela implique : apprentissage, imitation, interaction, compétition, émotion et stratégie, chance, aléa et croyance, rapports ambigus entre fiction et réalité [Hamayon, 2012].

Pour étudier les spécificités des partitions sur lesquelles s’appuient les jeux que nous étudions, nous nous rapporterons à deux modèles proposés par Julie Sermon dans son essai Partition(s), processus de composition et division du travail artistique, à savoir la partition-instruction (qui délivre des consignes pour l'action, et permet l'exécution d'une performance sans la direction de son auteur ), et la partition-matrice (qui ne génère pas une œuvre particulière, mais une série d'œuvres possibles à partir d’objets et/ou de des règles de jeu qui vont structurer le processus créatif, en y impliquant l'arbitraire, l'aléatoire, la combinatoire, l'improvisation) [Sermon, Chapuis, 2016].

notes

1. « L’individu n’est pas un être mais un acte. […] L’individualité est un aspect de la génération, s’explique par la genèse d’un être et consiste en la perpétuation de cette genèse. » Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 1958, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2005, p.191. Pour Simondon, l’individu ne peut pas être considéré comme un simple « résultat d’individuation », mais bien plutôt comme un « théâtre d’individuation ». Ce théâtre d’individuation désigne à la fois le processus et le « milieu associé » de l’individuation, laquelle ne peut être que transindividuelle, c'est-à-dire collective.

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